Digitalisation du travail : demain tous en vacances toute l’année ?
Reconnaissons ensemble que notre titre ne manque pas d’audace…
Jouant volontiers d’un paradoxe qui pourra en irriter plus d’un.
« Comment cela en vacances toute l’année ? Et puis quoi encore ? Un abonnement all inclusive dans un resort 5 étoiles pour packager le tout ? Si une société emploie des salariés, c’est bien pour qu’ils assurent. Côté job et… productivité ! »
De fait, fût-elle bienveillante et inclusive, l’entreprise est un lieu de travail. Pas de farniente. Pour autant, il est difficile d’aller à l’encontre des évolutions sociales et culturelles. Partout dans le monde occidental, les salariés aspirent à davantage de flexibilité dans l’organisation du travail. Le télétravail n’est finalement que l’une de ses manifestations les plus visibles, tout comme la semaine de 4 jours de plus en plus testée en France.
Alors, oui à l’indépendance et à l’autonomie, mais sous quelle forme ? Pour quels résultats tangibles ? Et avec quels risques ?
La digitalisation du travail, source d’autonomie ?
« Ne plus faire de trajet et ne pas avoir à se préparer constituent un gain de temps et d’effort. ». Tel est l’aspect positif le plus récurrent, en direct lien avec la mise en place du télétravail, pointé par Claudia Senik dans un ouvrage collectif qu’elle vient de coordonner [1]. Celle qui dirige l’Observatoire du bien-être au Cepremap, un laboratoire de science économique souligne comment pour beaucoup de salariés, « l’autre avantage est un surplus d’autonomie (…) le fait d’échapper au regard du manager est vécu comme une satisfaction. ». [2]
Il faut l’entendre… Toujours est-il que la tendance, loin de retomber, ne cesse au contraire de se creuser avec de plus en plus de négociations engagées dans les entreprises françaises pour accorder aux salariés deux jours de télétravail hebdomadaires. « Le travail à distance est entré dans les mœurs », insiste encore Claudia Senik. Et de citer une étude menée en parallèle aux Etats-Unis et en Chine qui « montre que les gens sont prêts à renoncer à une partie de leur salaire, entre 5 et 15%, pour pouvoir télétravailler quelques jours par semaine ».
Le monde bouge donc ! Même chez l’Oncle Sam (qu’on pensait plutôt adorateur du Dieu Dollar). Même dans la Chine communiste… teintée de capitalisme !
Mais revenons en France. Très vite, loin de se révéler paresseux, les Français ont attesté, tout-seuls-devant-leur-écran-à-la-maison, d’une productivité inattendue. Ils n’ont eu de cesse de se montrer ponctuels pour les visios, call et autres reportings à distance. Bref ! Même avec vue sur (son) jardin ou (son) poisson rouge : ça bosse dur ! Il fut même « dénoncé » (n’oublions pas l’œil vigilant des partenaires sociaux) un sur-investissement de certains salariés, incapables de couper leur mobile professionnel ou leur ordinateur, au détriment de l’équilibre vie professionnelle / vie personnelle tant recherché – « on doit pouvoir me joindre, tu comprends, Chéri.e ? ».
Slack, Google, Dropbox, Gitlab, Trello, Skype, Zoom, Calendly, Teams… la liste des applications censées faciliter le partage, les échanges, la fluidité du travail entre les équipes ne cesse de s’allonger. Sans compter l’arrivée des services utilisant l’intelligence artificielle (IA), dont la promesse est de réduire à néant les tâches fastidieuses et chronophages, pour que l’humain puisse se concentrer (enfin) sur les missions les plus gratifiantes et les plus motivantes. Alors, le travail aura-t-il bientôt un parfum de « vacances », tant dans l’esprit que dans l’environnement de travail ?
Travail à distance : quelques zones d’ombre au soleil
Attention ! L’éloignement physique ou mental, permis par les outils digitaux les plus récents, a cependant son revers : l’isolement. L’Homo sapiens est avant tout un être social. Si échapper à un management trop directif, vertical ou étouffant est un point positif, et si ne plus avoir à devoir gérer une relation toxique avec tel ou telle collègue l’est tout autant, la perte de relation et de soutien est déplorée après quelque temps par nombre de salariés. Doublée par le sentiment de se trouver « coincés » entre son pot à crayon et la cafetière dans la cuisine.
« Certaines personnes sont très sociables, elles ont besoin d’interagir. Isolées, elles deviennent anomiques (…) : elles ne ressentent plus les règles de la société qui cadrent et qui rassurent, et cela entraîne chez elles du mal-être », observe Claudia Senik. La perte de collectif a des conséquences en termes d’efficacité, car tout ne peut se passer en visioconférence (…) Les échanges informels sont très utiles (…) et un projet émerge ainsi, par sérendipité. »
Notons encore qu’une étude de l’Institut national d’études démographiques (INED) menée pendant le premier confinement révèle que le travail à distance pénalise davantage les femmes que les hommes : elles sont plus souvent interrompues dans leur travail (48% vivent avec un ou plusieurs enfants, contre 37% des hommes). Claudia Senik le pointe elle aussi : « dans l’aménagement des domiciles, les femmes ont moins d’espace dédié pour travailler. Et les sphères familiales et professionnelles sont (…) poreuses pour elles, et cela crée des tensions. ».
Ô ! lectrice et lecteur, te reconnais-tu ici ?
Travail et digital, quelle conclusion ?
Si, sur papier, l’idée même de travailler sans avoir le « sentiment » ou « l’impression » de travailler a tout pour séduire (fini le réveil qui sonne (trop) tôt, terminés les transports en commun usants, oubliés les lunchbox et sandwichs mangés sur le pouce…) en réalité, travailler (uniquement) de chez soi ne saurait être la panacée. Tout est question d’équilibre. C’est la règle même, toujours observée, du pendule qui veut qu’après avoir été projeté à une extrémité en réaction à l’autre, il finisse toujours par se stabiliser… au milieu.
Alors, oui au travail à distance (pour mieux se retrouver) mais gare au travail trop… distancié (avec le risque de se perdre).
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[1] SENIK Claudia, Le Travail à distance, enjeux et limites. Éditions La Découverte, 25/05/2023.
[2] À lire dans Télérama, 31/05/2023